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Photo du rédacteurLéa Evey

Le premier des souvenirs

Dernière mise à jour : 11 avr. 2020

Un texte de Léa Evey


Ce dont je me souviendrais toujours, c'est la route devant chez moi.


Plus de voitures. Plus aucune. Alors qu'en heures de pointe, il en passe des dizaines, faisant trembler jusqu'aux sols et aux murs de mon habitation, pourtant en retrait d'au moins huit mètres. Faisant trembler mon chez moi, alors qu'il s'agit d'une route de campagne, en plein village, bordée de maisons, avec plein de gens dedans. Une route de campagne, où l'on est sensé rouler à cinquante kilomètres heure, où il y a des aménagements pour que les voitures se déportent - et ralentissent. Une route que tout le monde emprunte pourtant à nonante, quitte à faire des appels de phare pour ne pas avoir à ralentir, quitte à choisir de passer à fond de balle quand des enfants traversent pour rejoindre la piste cyclable, quitte à les frôler, ces enfants qui traversent, comme c'était arrivé le dernier vendredi d'école à ma fille. Parce que la vie d'un enfant, tu vois, ça n'abime pas trop la calandre, contrairement à une voiture que tu te prends de face.


Ce dernier vendredi d'école, j'ai sorti le plus long chapelet d'insultes que je connais, et j'en connais de très nombreuses, avec beaucoup de variantes, ma fille a beaucoup apprécié. Le conducteur de la berline, éberlué, ne trouvait rien à dire, sauf : il faut regarder quand on traverse. J'ai tapé sur son capot, j'ai ameuté tout le voisinage, j'ai hurlé, j'ai pris son numéro de plaque. Il était à l'arrêt devant un bloc de béton qui le déporte. Mais ne voyant pas de voiture en face, il a décidé de passer, et de ne pas céder la place à ma fille qui traversait. Il ne m'a pas fait le coup du passage piéton. Heureusement pour lui: il n'y en a aucun dans ma rue, pourtant longue de plusieurs kilomètres. Ni aux arrêts de bus, ni pour "connecter" les places de parking aux trottoirs, ni là où la piste cyclable s'arrête et que l'on doit traverser pour aller la chercher de l'autre côté.


J'ai hurlé. Deux voisins sont sortis mais aucun n'a bronché. J'ai hurlé. Aucun des quatre autres automobilistes n'est sorti de sa voiture et ne nous a apporté du soutien. Il y en a même un qui a klaxonné. Sûrement pressé d'aller travailler, comme si la veille d'un confinement, son meeting de neuf heures avait encore un sens. Comme si "le market" avait besoin de lui à la seconde. Comme si ma fille pouvait bien crever tant que ça ne le ralentissait pas. Comme si nous ne valions rien, nous, les humains, les gens, ses semblables.


Ce vendredi-là, j'ai décidé que l'humanité ne valait plus peanuts. J'ai décidé qu'on pouvait tout brûler, c'était de toute façon sans espoir. Ma fille a proposé qu'on commence par l'école, et j'aurais dû l'écouter. La journée a été un jour perdu, les institutrices ont surtout parlé de ce qu'elles allaient devenir (ou pas), de leur organisation et de leurs salaires, aucun cours n'a été donné, ni aucun devoir, alors que l'on parlait encore de jouer à fond la carte de la normalité. Par facilité, on a demandé aux enfants de ramener à la maison leurs cartables, sacs de gym, fardes de révision, fardes de travaux en cours, bref tout. J'ai récupéré le soir deux petits gitans, tenant leur univers dans deux gros sacs Lidl. Mon fils m'a crânement demandé si on pouvait passer directement par le container. Ce n'était pas ouvert. Vendredi, seize heures, allons mon chéri, tu sais bien que non, ce serait si pratique, ce serait presque aberrant dans nos vies. Le soir, il dormait avec son cartable, des feuilles éparses dans son lit. A neuf ans, on est encore fort impressionnable. L'école qui ferme, c'est sa vie qui s'écroule. J'aurais aimé que les profs parlent de ça, encourage les petits cadeaux d'amitié, trouvent une idée pour ne pas perdre le contact, quitte à ce que ce soit des coeurs gravés dans l'arbre de la cour de récré. Mais il n'y a pas d'arbres dans la cour de récré. Et elles étaient trop occupées à parler de leur salaire.


Bref. Jour de confinement 4 ou 5 - j'ai perdu volontairement la notion du temps -, plus aucune voiture. Un sentiment d'étrangeté. D'irréalité. Où sont-elles? Plus de bruit. Plus de tremblements. Ma fille qui se réjouit: "on peut traverser quand on veut, comme on veut". On est à deux doigts de faire une marelle sur le tarmarc. On devrait, peut-être. Pour prendre nos marques, marquer notre territoire. Dire, crier, chanter que c'est notre rue, qu'on la garde comme ça, basta les bagnoles. On n'ose pas. Pas déjà. Pas si vite. Je regarde la mienne, de bagnole. Elle me semble plus incongrue que jamais. Je me demande ce que je vais bien pouvoir en faire. Je me souviens qu'avant, elle me servait, pour aller bosser, aller conduire mes enfants à l'école. Mais maintenant qu'on ne doit plus faire ni l'un ni l'autre, pourquoi en aurais-je une? L'épicerie est à moins d'un kilomètre. Le maraîcher à deux ou trois. Il y a longtemps qu'il n'y a plus de boulanger. Le centre multisports est au bout de la rue. A vol d'oiseaux, tout est possible. Et comme on a l'immensité du temps pour nous... Je me prends à rêver: des journées de télétravail, des journées d'école à la maison, avec des cours en ligne, plutôt que des cyber classes où on les poste devant Les Niouzz et basta. Du temps pour l'essentiel: quelques courses, un peu de sport. Ce serait chouette.


Mon fils remarque le ciel bleu, sans avion. "Là non plus, il n'y a plus de bruit". On chuchote presque. Je pense à ma grand-mère qui, après la guerre, le soir, sortait sa chaise sur le trottoir pour humer l'air du jour. Je comprends enfin ce que ça voulait dire, pourquoi elle le faisait, à quel point ça pouvait être doux. Je suis à deux doigts d'aller chercher un siège dans ma cuisine. C'est alors que ma fille hurle. De surprise, de joie, d'incrédulité. A quinze mètres de nous, une biche (ou un chevreuil?) traverse la route. La bête a l'air surprise que ce soit devenu soudain si facile, sans plus. Elle a traversé les champs, et s'apprête à prendre la piste cyclable pour rejoindre... je ne sais pas trop quoi, car par là, il n'y a que des maisons, les autres champs sont beaucoup plus loin. Elle me fait sourire, cette biche (ou ce chevreuil). Elle fait la balade de sa vie, curieuse, peut-être même joyeuse. Elle nous dit - déjà - que c'est très bien sans nous.


Ce monde-là, ce monde qui pousse, je l'aime bien. Je sais qu'il est là, ce monde, parce qu'il y a une crise sanitaire horrible, des gens qui meurent, des médecins qui ne savent plus à quel saint se vouer. Mais je suis une bonne élève. Pendant toute ma carrière, on m'a répété que "chaque crise est une opportunité". J'apprends vite, j'apprends bien, j'apprends sagement. Cette opportunité, je veux la saisir. Je veux que le système me prouve que ses mantras, il peut se les appliquer à lui-même. Je caresse l'idée, l'affine. Le manifeste s'impose: j'aimerais que l'on se demande comment on va faire de ce monde en germes, celui qu'on choisit pour demain. Toutes ces petites choses que l'on voit émerger et qui nous font sourire, comment les garder ensuite, les ériger en principe pour ne plus retourner en arrière? J'aimerais aussi trouver comment faire pour que toutes ces horreurs qui émergent, on ne les accepte plus jamais. C'est magnifique, de créer des respirateurs en moins de dix jours et de les imprimer en 3D. C'est moins magnifique de se dire que l'on célèbre tout à coup l'innovation, la créativité et la collaboration, parce que l'on s'aperçoit trop tard que notre dépendance économique n'est pas une bonne idée, parce que l'on découvre que des hôpitaux doivent faire des appels aux dons pour s'équiper, parce que l'on apprend que notre système de santé n'est peut-être pas si bien outillé qu'on le pensait.


Comment préserver le beau, et annihiler les horreurs?


Comment y arriver?



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