Que reste-t-il de nous?
- Léa Evey
- 3 mai
- 4 min de lecture
Un jour, malade, j’ai été licenciée. Licenciée, j’ai interrogé mon rapport au travail. Et j’avoue: je n’ai pas voulu retourner travailler. Je me suis assise un très long moment.
Contrairement à ce que fantasment certains, ce n’est pas l’idée d’un état bancontact qui m’a motivée - il faut n’avoir jamais bénéficié d’allocations de remplacement (chômage, maladie, maternité, …) pour croire que quelqu’un qui en bénéficie se dit que c’est le jackpot (personnellement, ça équivalait au tiers de mon salaire)!
C’est l’immense trahison que j’avais subie.
On pourrait écrire des pages et des pages sur la violence du monde professionnel. Mais il est davantage salutaire de tourner son regard sur le violence du monde tout court.
Souvenons-nous: la promesse sociétale, le contrat, qui conditionne le fait d’aller travailler, c’est que, via les impôts cédés, l’Etat met en place des services collectifs, protecteurs, suffisants, à tout moment de la vie. C’est la promesse du mieux ensemble. C’est la promesse d’un prêté pour un rendu.
Cette promesse est désormais un leurre.
Soins médicaux saturés voire dépassés, places en crèche insuffisantes d’année en année, état des routes désastreux, transports en commun inexistants, écoles inadaptées, … La liste est longue et diversifiée. Elle oblige tout un chacun à trouver des solutions personnelles, individuelles, et à pallier aux manquements de l’Etat. Une “charge mentale” - et économique - que l’on fait peser sur les travailleurs, alors qu’elle ne devrait pas leur revenir.
Il faudrait ajouter à la violence du monde professionnel, où depuis longtemps nous ne sommes plus que des “ressources humaines” exploitables à l’envi, jusqu’à l’épuisement, la violence du monde tout court.
Nous en sommes là: la promesse sociétale, le contrat, a doucement glissé. Désormais, nous vivons dans une société qui nous considère, elle aussi, comme une “ressource humaine”. Désormais, nous pouvons être utilisés par l’Etat, à l’envi, pour pallier à ses manquements. Un monde du burn-out - du “faire flamber” - comme objectif final. Et où personne ne renaîtra de ses cendres…
Ce n’est pas réellement une surprise, quand on prend conscience du rapport au monde installé depuis des années, basé effectivement sur l’épuisement des ressources. Ce qui est surprenant, c’est que des politiques pensent vraiment que des hommes et des femmes vont continuer à aller travailler pour alimenter un système qui non seulement ne leur offre plus une protection suffisante mais en plus les exploite pour faire leur job, tout en les méprisant. On est passé d’une promesse à une menace.
Peut-être n’en ont-ils pas conscience. Peut-être sont-ils désemparés. Mais nous sommes nombreux à être lucides. Et à refuser de continuer à jouer dans ce qui tient du mauvais sketch.
Il fallait voir ce 1er mai, les gens applaudissant à l’idée que “les autres” allaient voir ce qu’ils allaient voir, inconscients qu’ils sont les faibles de demain, les fragiles, les malades, les en deuil, les enceintes, les âgés, les dépassés, les solos… A tous ceux-là, j’espère qu’ils se rappelleront à temps de leur humanité. Du fait que, quoi qu’on en pense, nous ne sommes pas des machines, capables de toujours plus, en échange de toujours moins. Du fait qu’ils sont contenus dans ceux qu’ils méprisent et détestent aujourd’hui. Regardez les chiffres du burn-out chez les indépendants et les patrons de PME… Est-ce vraiment en luttant contre les malades et les chômeurs que ces personnes iront mieux?
Alors oui, c’est vrai, des personnes ont décidé d’arrêter de travailler et se fichent complètement de ce que l’on dit des valeurs liées au travail. Elles ne pourront pas être “réactivées” - qu’importe les menaces ou les humiliations prévues. Parce que, entre travailler et vivre, ces personnes ont choisi de vivre - et c’est presqu’un gros mot, vivre et non survivre.
Elles vivent, peut-être affaiblies économiquement, stigmatisées, humiliées, infantilisées, mais en meilleure santé, psychologique et physique, retrouvent du temps, pour faire tout ce qu’il y a à faire, et ce n’est pas tant jouer à la Play qu’à veiller sur leurs enfants ou parents, prendre le temps d’une vraie convalescence, trouver comment elles peuvent réellement être utile au monde - pas celui qui s’écroule sous nos yeux, non, celui qui est à inventer.
Si le politique est aveugle au fait qu’il manque à tous ses devoirs, et sourd au fait que c’est cela qui engendre le “décrochage” de milliers de personnes, soit. S’il … “chôme” face aux défis sociétaux qu’il a généré, soit. En attendant… sa réactivation…, qu’il nous laisse sauver notre peau, et qu’il planche plutôt sur le fait que, pour lui aussi, bientôt, le bancontact sera fermé.
Ce qu’il reste aujourd’hui de nous, de nous tous, c’est notre capacité à alimenter un système qui nous détruit - ou pas. Que pouvons-nous faire à part choisir de ne plus jamais retourner travailler, pour “sortir du système”, ne plus l’alimenter, ne plus lui laisser avoir de prise sur nous?
Je souhaite bonne chance au monde politique quand il comprendra qu’il n’a rien compris et que nous serons des centaines de milliers à avoir choisi de nous asseoir quelques années de plus.

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