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Photo du rédacteurLéa Evey

Du berceau à la tombe, que valent nos vies ?

Un texte de Léa Evey

Aujourd’hui, dans les maisons de repos, on meurt du covid. On meurt aussi, du sentiment de solitude, d’abandon, de « à quoi bon ». La gestion de la crise a permis d'éviter le débordement des hôpitaux, tant mieux, mais elle montre aussi ses limites avec les plus âgés, confinés du jour au lendemain dans leur chambre, condamnés à s’éteindre, à choisir de le faire, parfois, par manque de perspective. Un mois déjà. Un mois encore plus seuls que d’habitude. Un mois avec encore plus de tic-tac de l’horloge, avec encore moins de rires et de papotes.

Oui, les équipements sont insuffisants, le personnel n’est pas qualifié pour s’improviser médecin de soins intensifs, et il est sur les rotules, épuisé, malade aussi, parfois. Oui. Mais ce constat doit-il nous faire accepter que nos pères, nos mères, vont mourir seuls, sans avoir revu leurs enfants, sans avoir souri à leurs (arrière) petits-enfants ? Comme le constatent certains, on paie 1500 euros par mois, parfois plus, pour des séjours en home privé. Pour quels services ? Pour quel encadrement ? Pour quelle anticipation ? On contribue par nos impôts à une système de solidarité. Pour quelle contrepartie aujourd’hui ? Où sont les moyens ? Où sont les solutions ? Devant nos yeux, c’est la faillite d’un système. Celui dont on nous disait qu’il est le meilleur système de protection sociale au monde.

Cette crise demande de faire preuve d’imagination, on l’a compris. De la créativité et de la proactivité, il en existe quand il s’agit d’ouvrir les magasins « essentiels » et de créer des files d’attente « distanciation sociale acceptable », des « cabines zéro risques » pour les caissiers. Il y a aussi des moyens pour assurer des gardes d’agents de sécurité, et même de l’argent public pour des contrôles policiers sur base de dénonciations, à propos… ou pas. Alors, quoi ?


En filigrane, il semble que nos (grands)-parents meurent, parce que notre société a –choisi de ne plus investir en eux. Ca coûte cher, des personnes vieillissantes, malades, désorientées, et ça ne rapporte rien. Ca demande de prévoir des budgets de soins de santé, d'aides sociales et de pensions colossaux. Ca ne consomme presque plus, des personnes âgées, ou alors des médicaments qu'il faut rembourser, et des aide-ménagères qu'il faut subventionner. Notre société semble choisir de les abandonner, de les laisser glisser. Ce choix est en route peut-être depuis longtemps, insidieusement, progressivement. Ceux d’entre nous qui ont déjà eu un proche – un père, une mère – en maison de repos ou de soins, ou en perte d’autonomie à la maison, ce sont sûrement dit, face à leur quotidien, : «c'est inacceptable ». Et pourtant, nous nous sommes toujours senti désespérément seuls face à une situation installée, un apparent choix de société reléguant l'empathie, la bienveillance, la considération au rang de faute de goût. Comme si notre indignation n’était que la nôtre.

La crise actuelle a le mérite de mettre en lumière l'iceberg dans sa totalité. Aujourd'hui, nous ne sommes plus concernés chacun à notre tour, mais bien ensemble, sociétalement. Nous sommes une communauté, au sens premier, à voir que nos (grands-)parents sont considérés comme peau de chagrin. Et nous pouvons donner de la voix, faire entendre notre colère, dire que l'on trouve insultant et méprisant la manière dont on considère la vie humaine, et qu'elle fut en fin de parcours n’y change rien. Si aujourd'hui, la vie n’a plus de valeur à nonante ou à quatre-vingt ans, demain que vaudra-t-elle à septante ans ? Soixante ans ? Où est la limite ?

Cette crise pointe aujourd’hui les plus âgés. Demain, elle pointera tous ceux qui se sentiront incapables de reprendre les chemins tracés habituels. Jusqu’ici, aucune prise en compte des risques psycho-sociaux – et sanitaires dans certains cas-, pour des publics habituellement fragilisés (handicapés, familles précarisées, parent solo, prisonniers, SDF, sans-papiers…). Mais aussi aucune anticipation des chocs que nous sommes tous en train de vivre. Ceux qui savent leurs proches à l’hôpital en train de mourir sans pouvoir leur tenir la main, iront-ils travailler demain, en se rejetant tête baissée dans les embouteillages ? Ceux qui assistent à la lente agonie d’un parent, iront-ils acheter de quoi repeindre leur chambre ou semer un potager ? Ceux qui enterrent leur père seul, au même moment où leur mère est confinée dans sa chambre à attendre que la mort vienne, pourront-ils un jour s’en relever ? Retrouver du sens à leur vie, à leurs comportements, à ce qui est attendu d’eux ? Ne pas devenir fou ?

Notre actualité ressemble à un jeu de téléréalité, où seuls les plus forts peuvent espérer survivre... pour maintenir une société, qui s’avère cruellement inadaptée à prendre soin. A donner à respirer. A aider à reprendre pied. Une société de la performance, des joueurs de foot super héros, des fanfaronnades aux langages guerriers. Une société du pain et des jeux, des caddies et des caisses à outils, pour oublier que nous ne sommes pas à la hauteur de notre humanité.


Demain, il sera question de nos enfants, dans cette gestion de la crise. Il a déjà été question de prolonger l'école en juillet au nom de la relance économique, comme si nos enfants étaient désincarnés, des choses à caser, à ranger sur un rayonnage X ou Y, pour libérer leurs parents. Comme s'ils n'était pas des filles et des fils d'hommes et de femmes, mais uniquement des chaînes trainées au pied de ressources humaines qui n'ont qu'une seule envie, être performant, faire tourner la machine. Dans la même veine, sortir du déconfinement en commençant pas rouvrir les écoles ressemblerait à une expérience sanitairo-scientifique un peu folle, où nos enfants essuieraient les plâtres, à 23 par classes, des masques (ou pas) sur le visage, dès deux ans et demi, apprenant à se laver les mains comme pour entrer en salle d’op à un âge où l’on apprend simplement parfois encore à ne pas faire pipi dans sa culotte.

Combien sommes-nous à lever le sourcil face à ce genre d'annonces ? A nous interroger sur le fait que le jeu n'en vaut probablement pas la chandelle ? Tout ça pour quoi ? Trois semaines de cours à l’époque où d’ordinaire, on répète la fancy fair ? Combien sommes-nous à nous indigner de ce climat où, après avoir fait de nos enfants les oiseaux de mauvaise augure, porteur du virus et déclencheur de maladies, ils ne seraient qu'un poids dont il faut se décharger, vite pour aller au turbin ? Combien sommes-nous à rêver d'un peu de considération pour la chair de notre chair, les prunelles de nos yeux ? A ne pas vouloir leur faire porter le poids d’une éventuelle seconde vague de contamination, le poids de la peur de l’autre (ce petit copain de classe qui éternue), ou le poids d’être la peur de l’autre (cette institutrice qui se trouve peut-être veillissante). Sans parler du poids de retourner à la vie, comme si de rien n’était, comme s’ils n’avaient pas perdu, peut-être, leur papy, et leur mamy, sans un dernier bisou, sans un poème lu lors des funérailles. Comme si, à cet âge-là, on avait pas besoin de faire son deuil.



Nous sommes avril, et au coeur de ce printemps éclatant, où la vie chante malgré tout, force est de constater que nos vies, sociétalement, ne semblent plus valoir grand’chose. Prêtes à être avalées par une société qui tel Chronos, ogre antique, dévore ces propres enfants pour maintenir son existence. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. Le contrat social, la promesse véritable, qui nous ont été faits, c’est un système organisé pour la Nation, veillant à s’assurer de la loyauté des uns et des autres envers le système, sur base de vagues promesses et d’espérances plus ou moins vaines.

Ce qui se joue aujourd'hui, dans les douleurs familiales et personnelles, c'est la prise de conscience que nous fantasmions sur ce qui nous était promis. C’est aussi la possibilité de concrétiser le rêve de Jeremy Bentham, philosophe du XVIIIè siècle : passer à un système qui permette à chacun de toucher au bien-être, en toute circonstance. Du berceau à la tombe.


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