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Gramsci est mon ami

  • Photo du rédacteur: Léa Evey
    Léa Evey
  • 31 mai 2020
  • 7 min de lecture

- Comment as-tu fait pour ne pas mourir ?


Nous sommes nus sur le lit aux draps défaits, empreints de notre sueur, salis par tout ce que je viens de lui raconter. Instinctivement, il s’est appuyé contre le mur et a rassemblé ses jambes contre lui, ses genoux sous le menton, ses mains sur ses chevilles. Il veille à ne plus me toucher. Il veille à ne plus me regarder. Assise en tailleur, j’ai allumé une cigarette qui finit de mourir entre mes doigts sans que j’y ai touché. C’est l’odeur que j’aime, parce qu’elle me rappelle celle qui était sur les moustaches de mon père. Je sens l’étincelle qui se rapproche de mes doigts, et je me souviens des brasiers que j’allumais dans les buissons de la carrière. Le meilleur du meilleur, le sentiment jouissif de pouvoir contrôler le feu, la forêt, le monde entier. Jusqu’à ce qu’un jour, Monsieur Turpin me trouve, les allumettes piquées à l’Eglise en mains.



Il m’avait saisie par les épaules, m’avait retournée et envoyé une baffe. En même temps ou presque, il avait rougi. Il s’était expliqué. « J’ai eu peur. Pour toi ». Il y avait eu un long silence, et puis il avait ajouté, dépité : « Et en plus tu es une fille ». J’étais restée face à lui, bien droite, immobile, le regard planté dans le sien. Ce n’était pas facile, car il était très grand, j’appris par la suite qu’il mesurait un mètre nonante quatre, et qu’il en était fier, car il avait été le plus grand de son régiment. Ma joue me brûlait et j’avais envie de me plaquer la main sur l’endroit où la sienne m’avait marquée, mais pour rien au monde, je n’aurais eu cet aveu de faiblesse.


C’est lui qui avait cédé. Il s’était agenouillé face à moi, et ce geste m’avait touchée. Rares sont les adultes qui savent se mettre au niveau du regard d’un enfant pour lui parler. « Je te demande de m’excuser ». J’étais sidérée. On ne m’avait jamais parlé comme cela. Je pense que personne autour de moi n’avait même jamais été effleuré par l’idée de présenter ses excuses à qui que ce soit, et encore moins à moi. Je me doutais que je devais répondre et poliment accepter ses excuses mais j’en étais incapable. Trop de choses se bousculaient en moi. Il m’avait devinée : « Je ne dirai rien, tu sais. Ta mère n’a pas à savoir que c’est toi qui brûles les genêts ». Je tremblais. J’en prenais conscience. Je pleurais, aussi, de ces sales grosses larmes qui coulent grosses comme des perles. Je ne sais pas si je respirais. « Ton père te manque ? » et aussitôt « évidemment qu’il te manque, ce que je peux être benêt ».

Sans que je sache comment j’avais osé, ma main s’était posée sur la sienne. Un merci avait franchi mes lèvres dans un souffle, et ma cage thoracique s’était soulevée à nouveau. « J’adorais André. Tu sais que c’est lui qui m’a fait découvrir Gramsci » ? Non, je ne savais pas. Je ne savais pas non plus qui était Gramsci. Pour dire franchement, je savais à peine qui était mon père. Il était mort bien avant de décéder, confit par l’alcool pour ne plus subir la brûlure quotidienne de la vie avec une femme qui ne l’aimait plus. J’avais conclu le plus probable : « Vous alliez au café avec lui, alors ? Gramsci, c’est un Italien des cités rouges?».

Maintenant que j’ai quarante ans passés, je sais que n’importe qui aurait éclaté de rires. Monsieur Turpin s’était montré impassible. « Gramsci, c’était son copain, mais il venait en droite ligne de ses livres. On ne l’a rencontré que comme ça. Mais, tu sais, souvent, c’est le meilleur de chacun qu’on découvre comme ça . C’est presque mieux que de se parler ». Puis pour lui-même « Je suis vraiment un type étrange » et après un silence infini : « Je te fais peur » ? C’est moi qui avais ri. Me faire peur ? Mais pourquoi diable m’aurait-il fait peur ? Quand il m’avait baffée, un peu, oui, car j’avais pensé qu’il ferait comme Jean, profiter de mon égarement pour se jeter sur moi et me violer. Mais en même temps, c’était devenu tellement habituel que je n’avais pas vraiment eu peur, juste un immense sentiment de lassitude. « Pas du tout. Mais je ne comprends rien à ce que vous dites. Mon père venait dans votre magasin, alors ? ». Monsieur Turpin avait gentiment caressé le haut de ma tête en marmonnant : « Mais bon dieu que c’est dur de grandir ici ». Il s’était redressé. « Allez hop, Elsa, on y va, je te remonte vers la Bruyère ».


Je ne m’étais pas étonnée plus que ça. J’avais l’habitude qu’on se lasse d’être avec moi, ma mère me répétait à l’envî qu’à refaire, elle n’aurait ni homme ni enfant. J’avais suivi docilement. « Et Zola ? Et Troyat ? ça te dit quelque chose » ? A chaque pas, il citait quelqu’un. Je pensais aux ouvriers que je connaissais, aux piliers de comptoir des cinq cafés du village, mais je ne voyais pas, jamais. Qui étaient ces gens ? Mon père les aimait-il ? Pourquoi ne m’en avait-il jamais rien dit ? Monsieur Turpin ne lisait plus les questions dans mes yeux, il était pris dans les siennes. Nous étions arrivés devant chez moi et il a ouvert la petite barrière en bois. Le moment de nous dire au-revoir.


Il a touché mes cheveux à nouveau, avec délicatesse, j’avais l’impression d’être un petit oisillon fragile, et sa main me faisait l’effet d’un nid. Peut-on vivre dans la main de quelqu’un le temps de grandir, d’être un peu plus armée pour la vie ? « Je ne suis pas venue ici depuis la communion de ta grande sœur. Je lui avais offert La bicyclette bleue, elle avait un vélo de cette couleur, et avec ses cheveux auburn, je lui trouvais des airs de Léa. Ta mère s’était moquée. « Un livre ? Pour une fille de douze ans ? ». Elle me l’avait arraché des mains et l’avait mis sur le dessus du buffet. Je pense que ta sœur n’avait même pas eu le temps de voir le dessin sur la couverture. Et puis, ta mère avait conclu : « A cet âge-là, il est grand temps pour elle de penser à son trousseau ». Tu as quel âge, Elsa » ?


J’avais quatorze ans. Ses yeux s’étaient illuminés. « C’est le plus bel argument ». Il avait poussé grand la barrière et avait commencé à appeler « Marthe, Marthe ». Je m’étais dit qu’il était cinglé, surtout qu’il était revenu vers moi en chuchotant : « Un magnifique poème porte ton prénom. Je te l’offrirais, mais seulement si tu sais garder un secret ». La lassitude m’avait reprise. Garder un secret, je savais le faire, Jean l’avait testé. Mais je me disais souvent que je finirais par aller l’avaler avec toute l’eau vaseuse du canal, alors un second…

Monsieur Turpin savait parler aux femmes. « Contrat d’apprentissage ». « Obligation de rémunérer ». « Salaire ». « Droit des parents ». Ma mère, ce jour-là, m’avait vendue. Ma mère, ce jour-là, m’avait libérée.


J’étais devenue apprentie libraire. Je disais « Bonjour », avec un grand sourire, quand quelqu’un entrait dans la boutique. Ensuite, Monsieur Turpin s’occupait de tout. Je n’ai jamais touché à la caisse enregistreuse. Je n’ai jamais su qu’il y avait une méthode de classement autre que l’ordre alphabétique. Je n’ai jamais su faire un paquet. Mais j’ai lu l’entièreté des rayonnages, et quand les nouveautés n’ont plus suffi à me remplir, Monsieur Turpin a commandé les ouvrages que je lui réclamais. Et quand j’ai eu vingt ans et qu’il a remis son magasin, il m’a inscrite à l’université. « A toi de remplir les rayons, maintenant. Avec ce qu’il y a de plus beau en toi. A toi de rayonner, Elsa ».


- Comment as-tu fait pour ne pas mourir ? - J’ai vendu des livres. - Pardon ?


Mon amant est né avec une cuillère en argent dans la bouche. Il ne peut pas comprendre. Il n’est pas apte à comprendre. Il a bien entendu parler du Hainaut, de la pauvreté, des viols au sein des familles, des allocations pour les orphelins. Il imagine pouvoir se faire une idée de la vie d’une gamine de quatorze ans dans ces circonstances. Il est si loin du compte. Mon grand commis d’Etat, si petit à l’aune de tout ce qu’il n’a pas éprouvé… Je bondis et m’étire. Il noie son regard au creux de mes seins, se perd dans la toison brune de mon sexe. « Oh, Elsa… ». Le voilà, tout prêt à me céder. « Que ce soit dimanche ou lundi, Soir ou matin, minuit midi », voilà que je peux en faire ce que je veux.


- Blague à part, honey, c’est quand ton CNS ?


Je lève les yeux au ciel et Monsieur Turpin me sourit. Au centre du village, à l’endroit où s’érigeait la maison de toutes mes peines, nous avons ouvert une bibliothèque l’année de ses septante trois ans. C’était ça, où un grand feu de joie, celui pour lequel je m’étais tant entraînée. C’était ça ou renoncer à tout jamais à son immense stock de livres – la librairie avait fait faillite entre temps, à croire qu’elle n’avait tenu que le temps de m’offrir une vraie vie. Il avait tout récupéré, sans trop savoir pourquoi, seulement que c’était juste. C’est là que j’avais dédicacé mon premier ouvrage et c’est lui qui rayonnait. Je lui avais offert du Gramsci au-dessus de ma signature : "Il faut avoir une parfaite conscience de ses propres limites, surtout si on veut les élargir".

La réponse de mon amant me parvient vaguement au milieu du bonheur de ce souvenir. Je souris : Le nouvel ordre du monde doit s'imposer. Forte de cette mission, je pense à Léa, et toute la sensualité de Régine Deforge se glisse en moi. J’entreprends de faire entendre raison à cet homme, en l’embrassant comme seules les muses savent le faire.


Considérez que les bibliothèques sont ouvertes.

 
 
 

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