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Photo du rédacteurLéa Evey

Non, merci.

Un texte de Léa Evey


La vie a changé, au-delà de ce qu’un sociologue fou aurait pu imaginer.


On a décrété le télétravail généralisé en 48h. Plus de circulation, des autoroutes devenues des drèves où ne passe pas un chat mais des lapins. On bosse à distance, et soyons clairs : on bosse moins. La réunionite s’envole car après 6 semaines de calls «Zoom» ou «Skype», plus personne n’a encore envie de faire semblant que si, si, vraiment, l’objectif P du plan triennal est stratégique et mérite l’attention – et la mobilisation de tous. Quel plan, déjà ? Celui qu’il faudra réécrire en sortant du confinement ? Celui auquel on ne participera pas, parce que certaines entreprises sont déjà en train de profiter de tout ça pour dégraisser en stoem ?

Il faut dire aussi que Clara, 2 ans et demi, apprend à cueillir des pâquerettes, et que pour une fois, ce n’est pas l’institutrice qui nous le raconte, c’est nous qui la voyons, par la fenêtre. Gabriel, 11 ans, fait des figures sur le trampoline et on se rend compte que notre fils, quand il n’est pas mort crevé par 7h d’école, plus 4 de garderie, est autre chose qu’un mort vivant juste capable de regarder une tablette.


Des tablettes, il y en a plein sur la table – elles sont en chocolat. On fait des cakes, du choco-maison, des plats mijotés, du pain, même son levain. Soyons clairs: on n’en a plus rien à foutre de l’objectif P ou T ou X ou Z.


On va à la ferme en vélo, c’est plus une balade qu’une contrainte, on prend ce qu’il y a et on rigole parce qu’on ne sait pas toujours quoi en faire. Heureusement, on peut se parler au-dessus du treillis, et la voisine de 75 ans nous renseigne, elle se sent enfin utile, nous dit-elle. On se fait livrer, aussi, par des paysans aidés par des geeks, qui ont développé des plateformes super facile d’utilisation en 2 nuits. On se dit qu’on ne retournera plus jamais au monde d’avant. On n’ira plus au supermarché, pas depuis qu’une garde nous a refusé l’entrée du magasin avec Clara. Selon elle, on pouvait la laisser à la maison, ou dans la voiture, ou à elle, là, sur le parking, comme les petits chiens qui attendent leur maître. On n’a pété un plomb, craché par terre – le bonheur d’avoir un pays incapable de livrer des masques à toute sa population – et on a juré : on n’y retournera jamais. Qu’ils se les gardent, leurs stocks de produits importés, même pas frais. Que vivent la Terre, et ceux qui la cultivent, et les mains qui nous nourrissent, au lieu d’engraisser les actionnaires.


Les actionnaires, on ne les a pas du tout à la bonne, pas depuis que des maisons de repos ont décrété qu’elles n’ouvriraient pas aux familles, que c’était trop compliqué à mettre en œuvre, alors qu’au même moment, elles versaient des millions de dividendes à leurs actionnaires. On a quatre amis proches qui ont enterré leurs parents, mère, père, parfois les deux. Malades, ou se laissant dépérir parce que des semaines sans ses enfants, ses petits-enfants, ce sont des semaines de trop à quatre-vingt ou nonante ans. On a des amis qui n’ont pas pu tenir la main de leur père, caresser la joue de leur mère, et qui se sont retrouvés au cimetière seul ou presque, sachant que là, dans le cercueil, leur père ou leur mère n’avait même pas eu une dernière toilette digne de ce nom. Ils sont venus, ils sont repartis, tout hébétés. Ni cérémonie, ni repas funèbre. Juste le rappel du meeting Zoom de 15h qui bipait sur leur téléphone. Eux l’ont juré aussi : ils ne retourneront pas travailler. De toute façon, pour quoi faire ? Gagner de quoi payer une maison de repos un jour ? Non merci. Avoir de quoi se soigner quand ils seront malades ? La blague. Les soignants ont fonctionné pendant des jours sans le matériel ad hoc et, telles Scarlet O Hara, nos copines ont déchiré des draps – par pour éponger des plaies, mais pour faire des masques. Alors, se faire soigner, tout à coup, ça a pris une drôle de connotation.


On se demande : mais que faisait-on avant ? On allait dans des magasins - pour y acheter quoi ? On allait conduire nos enfants à l’école – et qu’apprenaient-ils en fait ? Etait-ce plus important que construire une bibliothèque avec 6 cageots ? Que de regarder le cresson pousser ? On se souvient qu’on se pomponnait pour ne pas avoir l’air trop vieille, mais pas trop jeune non plus (crédibilité, plafond de verre, tout ça). Aujourd’hui, tout le monde est en pantalon de yoga, et ça va, en fait. Le monde ne s’écroule pas à cause de ça.


La vie a changé. Plus de déplacements. Plus de vraies raisons de, en fait. Le travail réinventé et les patrons qui avaient toujours dit non qui disent oui au home working; l’école fermée et les cours en ligne, les parents qu’on ne peut pas aller voir, les amis qu’on ne peut pas serrer dans ses bras, alors qu’ils vivent l’épreuve d’une vie, le rien à acheter et la débrouille – Clara a mis pour la première fois une robe avec l’ourlet décousu et figurez-vous qu’elle s’en fiche au milieu de ses pâquerettes. On oscille entre « le bonheur est dans le pré » et l’anxiété – ce sera quoi, demain? Qui sera encore là? On devra faire quoi? C’est vrai qu’on sera tous tracké? Qu’on ne pourra plus jamais vivre le nez à l’air ?


On sent qu'on va craquer. Et pourtant, on pense qu’on a de la chance, quand même, on pense à tous ceux qui en ont moins. Les familles à 4, 5 ou 6 dans un appart, les mères seules qui gèrent enfant, boulot, stress, insomnies. Les personnes confinées seules – notre voisine de 75 ans, par exemple. Les médecins qui voient leur monde s’écrouler. On a même une pensée pour les politiques : comment faire quand tout part en vrille à ce point ? Quand plus aucune habitude, plus aucun pilier ne tient ? Comment gérer l’immédiat, mais aussi créer demain, en tirant la leçon de ce qui se passe devant nos yeux. On les plaint un peu, et puis on pense aux parents d’Adil et on se dit que la clé est là.


Tout ce que l’on a choisi de ne pas regarder, pendant des mois, des années, des décennies, explose aujourd’hui à nos yeux - et implose en nous.


Notre société allait mal mais on se laissait convaincre que faux, c’était juste nous. « Tu n’as pas de chance, ton mari t’a quittée parce qu’il a trop de pression». « Pas de bol que ta mère soit malade la même année que ta fille », « Pas génial d’avoir des enfants et de perdre son boulot, mais n’est-ce pas un peu de ta faute, aussi, avec ton caractère»? Plus rien ne tient. Non, ce n’était pas nous. Pas la scoumoune. Pas la faute à pas de chance. C’était juste que l’on avançait non pas sur des chemins de roses, mais sur des sables mouvants. Et maintenant, plus personne ne peut l’ignorer. Parce que tout le monde le vit. On sent à quel point on avait perdu notre humanité, rigides dans nos comportements attendus. On sent à quel point le mot «fraternité» s’était envolé.


Après la pandémie, ce sera la crise, la rupture. L’explosion des burn-out et des dépressions, l’égarement face à tout ce qu’on nous avait vendu comme essentiel, et qui ne l'était pas. La perte de tout ce qui avait du sens, surtout. On se souviendra du parfum de nos mères, des chatouillis de la moustache de nos pères, on pleurera, et on s’étouffera dans nos masques.

Alors, qui sur un quai de gare, qui dans son lit ou dans sa cuisine, qui sur les marches de son perron, on s’assiéra. Très poliment, sans heurts ni fracas, on chuchotera : "non,

merci".


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