Un texte de Marc Chambeau
Je ne nous trouve pas très malins à jouer les robocops dans le quartier. Je n’en suis pas fier fier non plus. Encore moins fier quand on aperçoit trois jeunes un peu planqués et qui semblent n’avoir pas tout à fait retenu les règles de confinement. Je sens Jan frémir de plaisir à côté de moi. Jan ne s’appelle pas « Jan ». Son nom c’est Jean. Il est Wallon. Mais à la brigade, on a décidé de l’appeler Jan, au vu du plaisir non dissimulé qu’il a de parler des partis flamands de droite-extrême, voire d’extrême droite.
Je reconnais les trois jeunes. Il y a Kris ou Christophe, Adil et Rodrigo dit le Brésilien ou Monsieur Rodrigo. Trois petits voyous du quartier. Trois petits gamins de merde. Trois grands ados qui se démerdent comme ils peuvent et qui s’en sortent pas trop mal. Trois gamins finalement bien plus adorables qu’on ne pourrait le penser en observant leurs dégaines un rien provocantes.
La maman de Kris a eu un accident de voiture il y a 6 ans. Le papa a supporté son rôle de garde-malade pendant 18 mois. Avant de se casser. Kris est resté. À part les soins qu’une infirmière vient faire tous les jours à sa maman, c’est lui qui gère. La maman handicapée, le petit frère et la maison. Et l’école aussi. Parce que Kris s’en sort pas trop mal à l’école. Son rêve c’est de devenir instit… Les seuls loisirs qu’il se permet, c’est l’une ou l’autre sortie avec ses 5 ou 6 potes. Les sorties, c’est le quartier. Les murs à tenir au HLM, un des trois bancs du parc, parfois la station de métro… Et avec les potes, le petit joint. Pour destresser, pour se détendre, pour être avec les copains, tout simplement…
Adil, c’est un peu le caïd. Un chef de bande. C’est lui qui fournit la beuh autour de lui. De la bonne pour les amis… Parfois n’importe quoi pour les autres. Qui consomme plus que sa part. Il a fait deux séjours en IPPJ. Il ne s’en vante pas trop, mais il aime que cela se sache. Adil a une passion. La bagnole. Pas pour faire de la vitesse, non. Pour plonger son nez dans les moteurs. Surtout les anciens. Là où il y a encore de la mécanique et pas trop de technologie. Ça tombe encore bien d’ailleurs, parce que dans son quartier, les vieilles caisses, y en a encore. Les éducs de l’IPPJ ils regrettaient son départ. Parce qu’avec Adil, c’était l’entretien gratuit. Et même s’il les menaçait de trafiquer la bagnole pour qu’ils aillent se vautrer au premier tournant, ils avaient décidé de lui faire confiance. Il s’en faisait du blé Adil. Avec son deal et avec les bagnoles qu’il rafistolait. Le gaillard fréquentait plus ou moins un CEFA. Si les profs ou ses patrons le trouvaient assez turbulent (et ce n’était pas le mot qu’ils employaient), ils disaient aussi qu’ils n’avaient plus grand-chose à lui apprendre, qu’il avait les mains et la tête faites pour ça !
C’est grâce à ses mains en or que j’ai connu Adil. Ma mère était à l’hosto. Un hosto à 40km de la maison. Elle n’allait pas bien. Papa allait la voir tous les jours. En voiture. Un soir, en rentrant, le moteur a fait un bruit puis plus rien. Papa a paniqué. Sans sa voiture, impossible d’aller voir la femme de sa vie. Qui avait bien besoin de lui. Je n’étais pas une solution. Au taf, on nous faisait faire des heures supplémentaires. Par contre, demander un petit jour ou quelques heures de récup’ c’était la croix et la bannière. Je me contentais d’une petite visite à Maman quand le boulot me le permettait. S’il me le permettait. Impossible donc pour moi de convoyer Papa. Il était 7h du soir. Comment sa bagnole s’est retrouvée dans une arrière-cour et dans les mains d’Adil, personne ne le sait. Toujours est-il qu’à 8h du mat’ le capot s’est refermé sur le moteur et celui-ci a ronronné. Papa est arrivé, les larmes aux yeux. Il a sorti son portefeuille. Adil a fait un geste et il a dit : « Va plutôt voir Madame. Inch Allah ». Papa a pris sa voiture et a passé sa journée à l’hôpital. Comme les deux jours qui ont suivi. Et c’est au soir de ce troisième jour que Maman s’en est allée. Papa a beaucoup pleuré. Il est resté cloitré une semaine chez lui. Un jour il est sorti et s’est assis sur un banc du parc. Adil s’est assis près de lui. Ils ne se sont rien dit.
Et Papa a repris goût à la vie. Il pensait beaucoup à sa femme. Mais il voulait aussi remercier Adil. Qui, redevenu le caïd, ne voulait rien entendre. Alors Papa, qui ne s’était jamais intéressé à ce qui se passait dans son quartier, lui qui semblait au contraire tout faire pour éviter de regarder ce qui s’y passait, Papa a été à la Maison des jeunes pour proposer ses services. Il avait fait le rapprochement entre Adil et cette assoc. Alors qu’Adil ne l’avait fréquentée qu’un temps, avant de plus ou moins s’en faire éjecter… Et depuis, la compta de la Maison des jeunes y est gérée de main de maître.
Reste Rodrigo. Rodrigo est Salvadorien. Mais il préfère qu’on dise qu’il vient du Brésil. Pour le foot. Rodrigo est un magicien de ses pieds. C’est un plaisir de le regarder jouer les week-ends dans le petit stade du quartier. S’il n’avait eu ce caractère de cochon, il serait déjà parti vers d’autres clubs. Mais il était ingérable. Enfin, pour qui ne le comprenait pas. Les matches auxquels il participait étaient souvent mémorables. Soit parce qu’il jouait comme un dieu, soit parce que lui et son entraineur s’engueulait durant le match. Rodrigo se faisait alors sortir, claquait la porte du vestiaire, et venait à l’entrainement suivant avec une mauvaise tête. L’entrainement se passait, puis lui et le coach s’enfermaient dans un local. Ça chauffait une vingtaine de minutes, puis ça se calmait. Et Rodrigo sortait apaisé. Il avait compris. La preuve ? Au match suivant, il en mettait trois dans les cages adverses. Systématiquement. Ou presque. L’entraineur adorait Rodrigo. Mais ne lui laissait rien passer. Un jour il lui a proposé de prendre en charge une équipe de gamins. Rodrigo a accepté, très enthousiaste. En 3 mois, le nombre de ces gamins du quartier participant aux entrainements à quasi doublé. Et Rodrigo menait son équipe pendant la semaine pour enfiler les buts le jour de son match. Caprice de star… Alors que tous les autres coaches se faisait appeler par leur prénom, lui demandait à ce que les enfants l’appellent Monsieur Rodrigo. C’était très rapidement devenu le nom par lequel tout le monde l’interpellait. Y compris dans le quartier.
Il y avait eu ce confinement. Pour Kris, c’était H24 avec sa maman qui, profitant de la présence permanente du gamin, se faisait exigeante. Comme les bagnoles roulaient moins et que les sous ne rentraient plus dans les chaumières, Adil ne travaillait presque plus. Et pour Rodrigo, plus de foot. Une mère trop envahissante pour l’un, trop de glande pour les deux autres, rendaient les vies difficiles. Et pas très agréables. À 17 ou 19 ans, on a difficile avec les règles et on a aussi besoin des potes. Oui… Je sais que… Mais c’est comme ça… parfois…
Et donc, en roulant des mécaniques, on s’approchait de ces trois jeunes qui, tant bien que mal, cachaient le joint qu’ils se partageaient. On les sentait prêts à déguerpir, mais en même temps, par bravade, ils restaient stoïques. Je n’avais vraiment pas envie d’assister à l’affrontement entre ces trois gamins et Jan… J’avais crié d’assez loin : « les règles de confinement s’imposent à tous. Rentrez chez vous ! ». Jan m’avait fusillé des yeux, furibard. Je ne m’étais pas laissé démonter par ce regard assassin, et j’avais attrapé ma matraque que j’avais fait tourner autour de ma tête en hurlant « Cassez-vous ». Ce qu’ils firent sans demander leur reste…
C’était peut-être pas très orthodoxe, mais j’avais réussi à éviter la rencontre disproportionnée qui aurait été jouissive pour celui qui était, à mon corps défendant, mon camarade de travail. Je leur avais aussi évité une amende. Que les petits trafics d’Adil lui auraient sans doute permis de payer. Mais qui auraient été bien plus pénible pour les deux autres.
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