Un texte de Léa Evey
Les dernières semaines, le bruit avait pris toute la place. Un tas d’informations inutiles et souvent fausses, ou vraies mais sans aucune plue value. Des communications démenties dans les jours – parfois les heures- qui suivaient. Des arguments scientifiques – autant dire des extraits de Tables de la Loi – aussitôt combattus par d’autres arguments scientifiques. Les conversations devenaient clivantes, voire claniques. Porter ou pas un masque faisait appartenir à une faction ou une autre, sans aucune nuance, ni retour en arrière possible. S’interroger sur un traitement ou un autre avait des relents de profession de foi, et le souffle de l’Inquisition n’était pas loin. Un mélange de tout et de n’importe quoi, qui donnait le tournis, tout en lobotomisant : le covid – en tous cas le covid tel qu’il était vu et perçu- prenait toute la place. La place de quoi, de qui ? Il était question du « monde d’avant » versus « le monde d’après ». Mais la vérité était qu’il n’y avait déjà plus que le « monde d’après », et la question était : "serait-il X ou Y, blanc ou noir"? Mais si la construction d’une nouvelle société s’initiait devant nos yeux, il n’était pas possible de discuter laquelle précisément.
Le monde d’après donnerait-il de la valeur aux personnes âgées, où accepterait-on définitivement qu’une société a le droit de laisser mourir des (grands)-parents au nom de la raison économique ? Choisirait-on d’exiger des droits pour pouvoir s’occuper dignement de ceux qui nous ont élevé ou préfèrerait-on s’enfoncer la tête encore un peu plus dans le sable, choisir de ne pas voir, parce que voir nous brûlerait les yeux et le coeur ? Combien renonceraient à changer les choses, parce que c’était trop dur d’accepter que pour leurs (grands-)parents, ils n’avaient rien fait, ils s’étaient tus et avaient laissé l’inacceptable se produire ?
Et que ferait-on des personnes handicapées, toujours confinées dans leurs institutions, alors que d’autres, jugés plus normaux, ou plus utiles, ou plus rentables, faisaient la file devant les magasins, se rendaient dans leur résidence secondaire ou envisageaient une carrière « bobo hype » de cueilleurs de fruits de saison ? L’eugénisme allait-il devenir aussi tendance ? Ou un nouvel Orwell trouverait-il la force de d’écrire que l’important n’est pas tant de rester vivant qu’humain ?
Et nos enfants ? Que deviendraient-ils de manière pérenne, entre ces mois où ils n’étaient que des porteurs de virus prêt à dégainer leurs microbes abjectement, sans même annoncer le moindre symptôme, et ceux où après avoir du vivre une scolarité comme dans une cour de prison totalitaire (chacun sa croix, chacun sa case, respect des distances et marche au pas, bien droit, devant une institutrice masquée), ils étaient devenus des tests de surhommes invincibles, prêts à (tenter de) survivre dans des tentes, à trente, dans une promiscuité de dingue, sueur collective et bisous collés à deux dans un sac de couchage ? Que retiendrait-on d’une rentrée scolaire improvisée au nom de la relance économique ? Se souviendrait-on qu’elle faisait suite à des crèches jamais fermées ? Accepterait-on une fois pour toutes que les enfants sont des poids déraisonnables et choisirait-on de réintroduire la notion de nourrices à la campagne ? Ou hurlerait-on que la chair de notre chair n’était pas la chair à canon d’une guerre néolibérale où l’argent est un maître et nos vies rien d’autres que des années de servitude ?
Ces débats n’avaient pas lieu.
Ces choses n’étaient pas nommées.
On ne disait rien à ce sujet.
L’ensemble du pays était devenu petit bourgeois, et les secrets de famille s’accumulaient. «Ici, on ne parle pas de ce genre de choses» semblait être devenu la devise de la Nation, et il faut reconnaître que cela sonnait plus juste que l’Union fait la Force.
Car d’union, il n’était pas question. Il fallait être aveugle pour ne pas se rendre compte que le pays était dirigé par une poignée de consultants, roulant en Mini et décidant de tout au bout d’un Ipad. C’était la dictature d’une caste, qui réagit à coup de tableurs et de calculatrices, et oublie d’aller s’inspirer de toutes les réalités. La Belgique était devenue l’Inde, et les Intouchables, comme de tradition, étaient les plus nombreux. Pourtant, ils se réduisaient au silence. Ils auraient pu hurler chaque jour, chaque heure, leurs réalités : pas de maison secondaire, pas de jardin, pas de balcon, les PV accumulés parce qu’on est allés une heure au parc pour ne pas devenir fou et ne pas étouffer ses gosses sous l’oreiller. Mais ils ne disaient rien. Peut-être parce que la vie, la suite accumulée des jours qui défilent, leur avait appris une chose, et certainement encore plus ces derniers temps : ils ne valaient rien. C’était évident : si les mesures que l’on prenait ne les concernaient pas, c’est qu’ils ne faisaient pas partie du monde que l’on souhaitait mettre en place. Evident. Clairement. Autrement, cela aurait été trop indécent.
Et puis, au milieu de ce silence étouffant : « I can’t breathe ».
Le mort kilomètre existait toujours, malgré que l’on nous avait promis que le monde serait un village. On ne savait rien, ou presque, ou en tous cas rien d’utile et d’intéressant, sur ce qui se passait ailleurs, jusqu’à ce cri dans un murmure. Aux Etats-Unis, on mourrait toujours d’être Noir, comme si Rosa Parks, Martin Luther King, Malcom X, n’avaient jamais existé. Au creux des émeutes, quelque chose hurlait à celui qui voulait entendre que les choses ne changent pas si facilement. Que l’on peut étouffer d’être pris dans l’ambre, celle fabriquée par des gens sûrs de leur bon droit, qui régissent le monde comme des seigneurs locaux géraient autrefois leurs serfs. Que l’on meurt toujours d’être différent, d’être celui que l’on utilise pour justifier l’histoire, les conflits, les guerres, y compris civiles. A bout de souffle, on nous parlait malgré tout d’égalité et de fraternité, ces concepts tellement basiques qu’un enfant les acquiert à la maternité le jour où il accueille son cadet, mais que nous étions incapables de faire appliquer au quotidien, dans nos familles, dans nos villages, dans nos choix politiques. Juste avant de mourir, on nous invitait à prendre garde à nos âmes - nos souffles de vie-, si cela était encore possible.
Mais comme toutes ces choses que l’on ne dit pas, il est des choses que l’on n’écoute pas.
Le monde d’après jouait triomphalement ses airs de tocsin.
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